« Nous, vieillards nés d’hier, qui nous rajeunira ? » *

Voici un entretien réalisé par Céline Viel pour « La Gazelle » à propos de ma dernière création qui se joue depuis hier au théâtre Dunois.

Les pièces de Jon Fosse destinées au jeune public rompent avec la représentation que se font les adultes du monde de l’enfance. Christophe Laluque a déjà mis en scène le troisième volet de la trilogie « Les Manuscrits des chiens » écrite par Jon Fosse, cette fois il commence par le début et monte le premier volet « Le Manuscrit des chiens I : Quelle galère ! ». Un travail au long cours qui devrait aboutir à la création de la trilogie complète la saison prochaine….

La trilogie de Jon Fosse met en jeu des comportements « très humains » à travers les personnages de trois chiens, et ces chiens se pensent vieux… Quel rapport avec l’enfance ?
Il existe chez les personnages de Jon Fosse un sentiment d’urgence, la peur de ne pas avoir le temps d’agir, et cela rejoint parfaitement ce que peuvent ressentir les enfants qui très tôt se pensent déjà grands et refusent d’être traités comme des bébés. Websterr, le chien du « Manuscrit des chiens I : Quelle galère ! », est un chien d’appartement, dorloté, gâté par sa vieille maîtresse, et il rêve d’aventures. Ce qui est en jeu à partir de là, c’est le dilemme lié à son désir d’émancipation, dilemme que peuvent éprouver tous les enfants. Les personnages de Jon Fosse sont animés d’une incroyable détermination. Leur volonté, plus forte que tout, pourrait, négativement, être assimilée à du caprice. Mais elle incarne aussi, et plus positivement, l’énergie indomptable qui nous force à aller de l’avant. Websterr ne rêve pas simplement d’aventures. Il éprouve la nécessité de partir car ses rêves à lui ne correspondent pas du tout aux projections de sa maîtresse. Alors il va confronter ses rêves à la réalité, découvrir que la faim, le froid, la peur font partie du voyage, et que son désir d’émancipation se double aussi d’un sérieux besoin de sécurité. Et il se pense vieux car il n’a pas le sentiment, contrairement à ce que croient les parents, qu’il a toute la vie devant lui… Je retrouve une thématique que j’ai traitée d’une autre manière dans le spectacle de « L’enfant prodigue ». Mais j’aime particulièrement l’écriture de Jon Fosse parce qu’elle agit par détournement. Les acteurs, pas plus que les spectateurs, ne s’identifient à des personnages. Avec lui on n’est pas dans un conte, ni vraiment sur une scène de théâtre, on est embarqué ailleurs…

Cet « ailleurs », vous travaillez aussi à le matérialiser pendant le temps de la représentation…
C’est vrai que cette rencontre avec l’oeuvre de Jon Fosse a largement bousculé mon travail de metteur en scène. J’ai monté « Le Manuscrit des chiens III : Quelle misère ! » en 2008, et son écriture extrêmement minimaliste m’a donné envie d’aller plus loin. Je ne savais pas vraiment ce que je cherchai, et je comprends aujourd’hui que l’adaptation que je propose de ces textes me permet de tendre vers des formes de moins en moins théâtrales, au sens classique du terme. Tous les effets spectaculaires s’effacent derrière le texte. Cela com¬mande déjà le travail avec les comédiens. Je ne veux pas qu’ils interprètent des personnages. Leur travail est d’incarner des sentiments, des émotions et de faire vivre littéralement la poésie des situations. Je demande aux comédiens un énorme effort sur la manière de dire le texte. J’aimerais qu’ils fassent entendre les phrases avec la même exigence que celle réclamée par les alexandrins. Et en même temps, les situations doivent rester concrètes, et le jeu des acteurs absolument naturel, comme dans un film de John Cassavetes. Il y a toute une volonté de mise à distance qui ne doit pas pour autant nous séparer de la vie qui émane du texte, au contraire.

Vous posez en principe la volonté de supprimer tous les effets de mise en scène qui sont censés ordinairement « captiver » l’auditoire. Est-ce que vous ne risquez pas de perdre le spectateur en route ?
J’essaie d’instituer une relation avec le spectateur qui l’oblige à mobiliser toute son attention, à être aussi disponible et actif que le serait le lecteur d’un livre. Je sais que cela va à l’encontre de ce qui est de plus en plus proposé quand on abreuve le public d’effets spectaculaires et que tout ce qui se passe en lui se produit malgré lui. L’écriture de Jon Fosse invite à gommer tous les artifices scénographiques. Si les acteurs s’effacent derrière le texte, je cherche aussi d’une certaine façon à effacer la scène. Le travail sur les lumières, la vidéo, la musique, tout concourt à envelopper l’espace de manière à alimenter l’imaginaire des spectateurs sans imposer d’autres émotions que celles nées du texte. Il n’y a rien d’illustratif qui permette de repérer où l’action se passe, et chacun est vraiment libre de recréer ses propres images. C’est aussi une manière d’être ensemble, le temps de la représentation, qui engage la responsabilité du spectateur. C’est une notion importante pour moi.

* Alfred de Musset, « Rolla », 1833.

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